Dis-moi la main...
Depuis trente ans, Lucia Radochonska tisse une histoire sans histoire. Celle d'un regard qui est surtout intérieur.
La scène se passe dans une forêt de chez nous, au printemps semble-t-il. A l'avant-plan de l'image, une petite fille aux cheveux noirs nous fixe avec des yeux d'une intensité irréelle. Son corps est couvert par des guirlandes entrecroisées de fleurs blanches et de feuilles fragiles. On songe à la Primavera de Botticelli tant la légèreté n'a d'égale ici que la délicatesse des tonalités de gris et la précision ciselée des contours. Qui cherche-t-elle ? Ou que nous demande-t-elle ? Loin derrière, dissimulée par la végétation, une autre gamine apparaît. Peut-être la menace-t-elle ? Peut-être est-ce une allégorie du temps qui fuit trop vite ? Ou n'est-ce qu'un jeu d'enfant mis en scène par une mère photographe ? Les trois peut-être, car, cette fois, comme dans les autres £uvres exposées, le sens, parfois grave des œuvres, est intimement lié à la vie elle-même de Lucia Radochonska (née en 1948). Ainsi, ces photos en noir et blanc, plus récentes dont les sujets pourraient dérouter par leur humilité même. Voilà une poire attachée à l'extrémité d'une branche que l'hiver a dénudée. Voilà une main usée, un oiseau dans le ciel, un chat sur un muret. Rien de plus. Rien de moins. Sauf que le noir profond des figures, la qualité du cadrage et celle des points de vue parfois très rapprochés accentuent tout à la fois la superbe beauté de l'ensemble et sa gravité. Car, dans ces silences, règne une atmosphère particulière. Voire menaçante.
En réalité, les £uvres sont aussi le fait d'une femme emportée par des rêveries sur la vie et la mort. Les Mains, par exemple (une série particulièrement impressionnante), sont d'abord et avant tout celles d'un être cher qui fut aussi son initiateur au pays de la photographie : son père. Vieilli, usé, tendre, il avait accepté quand elle lui avait demandé de poser pour lui. Il l'avait accompagnée au fond du jardin là
où se trouvait depuis toujours la citerne d'eau de pluie. Il ne fut même pas surpris lorsqu'elle lui demanda de déposer sa main dans l'eau, paume vers le haut, doigts légèrement pliés. Comme il avait été lui-même photographe, il fit de grands efforts pour ne pas trembler : « Je voyais sa tête, explique-t-elle dans une monographie à paraître chez Yellow Now (10 janvier 2010), il forçait un peu. Et moi qui étais tout près de sa main, je sentais tout ça. Il s'est créé entre nous un climat de gravité. » Combien d'années allait-il vivre encore ? Comme le temps imprimé dans son épiderme était riche de souvenirs.
Et la mort vint. Depuis, Radochonska retourne inlassablement dans le jardin. Mais désormais, c'est un vieux prunier qui attise son regard : « Il l'avait planté et, en été, j'aimais lui rapporter les fruits. »
En gros plan, voilà alors une seule et unique prune, belle dans sa forme, noire en son corps de velours, lourde aussi de la vie emmagasinée en elle, du soleil englouti, mais irrémédiablement aussi attaquée : « Par toute une vie d'insectes dont la beauté me troubla comme celle des mouches émeraude, des papillons de toutes les couleurs, des guêpes rayées de jaune et noir qui s'agglutinaient sur le fruit tombé. A la fin, il n'y avait plus que le noyau. Mais ce n'était plus la mort. Plutôt un réservoir de vie. Comme le négatif l'est pour la photographie. »
Bruxelles, Espace Contretype. 1, rue de la Jonction. Jusqu'au 17 janvier 2010. Du mercredi au vendredi, de 11 à 18 heures. Le samedi et le dimanche, de 13 à 18 heures. ww.contretype.org
GUY GILSOUL
« Comme le temps imprimé dans son épiderme était riche de souvenirs. »
Le Vif/L'Express - 31-12-2009